La Vierge à l’Enfant au pays des Cèdres par Michèle Azzi – Achetez le Livre

Avant d’aborder notre sujet, la représentation de la Vierge à l’Enfant au Liban, il nous a paru important de nous questionner sur l’origine de la prépondérance donnée à la représentation de la Mère au Proche-Orient, où le thème de cet essai se situe.

Avant-propos

« Les civilisations s’enchaînent, se compénètrent, se prêtent les éléments de leur héritage… » (F.Ildéfonse Sarkis).

De la Déesse-Mère à la Mère de Dieu

Nous voyons bien, à l’étude des populations archaïques et païennes (opposées ici à « chrétiennes »), que les peuples anciens de cette région qui nous intéresse se sont donné une « Mère archaïque », celle qui autorise la reproduction par la fertilité dispensée, nécessaire à la survie et à l’évolution du groupe social, jouant ainsi un rôle rassurant puisque protecteur.

Si la maternité est une réalité humaine, le panthéon des dieux que les hommes ne tardèrent pas à imaginer nécessita semble-t-il aussi une Mère originelle, indiscutable et donc autoritaire, mais aussi protectrice car sa présence est indispensable aux notions de création et de renouvellement.

Réaction mimétique, où les désirs et l’imaginaire humains servent alors de miroir à l’élaboration d’un monde virtuel et puissant.

La « Mère » ainsi nommée selon le peuple qui la vénère et la craint apparaît et donne lieu à des cultes répétés, plus ou moins importants mais toujours présents.

Cependant, comment des contextes culturels anciens et aussi divers, issus d’époques successives, pourraient-ils nous amener à établir un lien entre des déesses païennes, telles que les effigies paléolithiques ou la mère des Dieux grecs, Cybèle, et la très humaine Vierge Marie, Mère du Christ?

L’aire géographique circonscrite à la région de notre sujet, et obéissant à une « lente mutation » pendant des millénaires de la perception de la Mère des hommes et/ou des Dieux, nous interroge. Y aurait-il continuité d’un system de pensée, qui aurait repris en permanence des éléments communs pour la reconnaissance d’une Mère archaïque, et qui aurait ainsi abouti à la Vierge Marie, mortelle et Mère du Divin?

Philippe Borgeaud pose ainsi la question, au sujet de la difficulté à constater un « réemploi de certaines formules mythiques, iconiques ou rituelles, dans un espace où les contacts et les emprunts sont indubitables. ».

« Les vieilles croyances de la Méditerranée sont caractérisées avant tout par le culte d’une Grande Déesse, divinité toute puissante qui règne sur la nature et sur les hommes… C’est elle qui fait germer le blé semé en terre, qui donne aux arbres leurs feuillages et leurs fruits, aux hommes leurs enfants, au sol son humus… ».
« Que la Terre entende ma prière, elle qui enfante tout, nourrit tout, Et des morts qu’elle reçoit, s’engrosse pour redonner la vie… ».

Les régions du Proche et du Moyen-Orient, riches de cultures anciennes, ont depuis longtemps un rapport particulier et fort aux notions de fertilité et de maternité. Avant la découverte de l’agriculture, les femmes devaient être fertiles puis protectrices envers leurs nouveau-nés, pour que la communauté à laquelle elles appartenaient ne disparaisse pas. Les statues féminines de la préhistoire sont nombreuses à attester d’une féminité aux hanches larges et aux seins nourriciers. Lorsque les groupes humains cessent d’être errants, et qu’ils confient leur survie alimentaire aux graines qu’ils ont mises en terre, ils découvrent alors que si les femmes sont fertiles, la terre peut l’être aussi. De là sa déification en une « Terre-Mère », comme le pendant d’une Mère Universelle, déification qui parait « couler de source », tant le parallèle entre protéger les humains de la famine-précarité, et protéger un enfant qui doit devenir adulte semble une évidence.

Ce qui donne lieu à une entité de référence, au sujet de laquelle les pistes de reconnaissance sont peu simples à identifier.

Car cette « Mère » est-elle à associer à la « Mère des Dieux », la Cybebée perse, que les Grecs ioniens découvrent au début des guerres médiques (490 av. J-C)? Ou à Cybèle l’athénienne, dont le sanctuaire, le Metroon, situé sur l’Agora et d’abord lié au « Conseil des Cinq cents », demeure ensuite le lieu sacré de la déesse, également gardienne des archives puisque: « L’enveloppe maternelle abriterait les écrits du pouvoir masculin… ». Est-elle génitrice des Dieux, ou simple déesse comme Rhéa la mère de Zeus, ou Déméter, la déesse grecque de l’agriculture…

Cette figure complexe des sociétés anciennes, féminine et souvent maternelle, est ainsi l’objet d’une pluralité d’interprétations car moult pouvoirs semblent lui être accordés: ceux d’une instance politique, telle Gaia, présente dans la cosmogonie du poète grec Hésiode (VIIIème siècle av. J-C) ; ou Thémis la justicière; ou encore Cybèle sur l’Agora. Mais elle est aussi une référence médicale: Philippe Borgeaud cite des « pratiques populaires de purifications ». Elle a pu également posséder des savoirs d’oracle pour des « injonctions oniriques », telle Agdistis en Phrygie, et être associée à des « rituels de malédiction magique », ainsi que l’atteste une tablette attique des IVème-IIIème siècles av. J-C. En Phrygie, on trouve une population gauloise, présente dès le VIIIème siècle av. J-C. Si ces gens s’intègrent rapidement à la population locale, les documents retrouvés les concernant montrent qu’ils étaient « en parfaite familiarité avec les rites de la Mère », très importants à Pessinonte. En effet, les Mères celtiques existaient et étaient diversement représentées avec « …une corbeille de fruits, ou une corne d’abondance, ou un nourrisson emmailloté sur les genoux… ». Chez les Hittites, la Grande Mère de Catal Huyuk en Anatolie (grand site du néolithique fondé en 7000 av. J-C) est l’une des plus archaïques représentations de la Déesse-Mère au Moyen-Orient.

Ce « panthéon » féminin, non exhaustif ici – la Macédoine avec la Mère des dieux « autochtones » à destination des esclaves, mais aussi la Lydie, la Crète ou la Rome antique ont eu les leurs – mais assez riche pour des sociétés masculines et souvent patriarcales, rappelle sans doute l’incontournable de la nature féminine dans son pouvoir de création, son sens de l’autorité et de la protection lorsqu’elle est sollicitée. Parce qu’elle est plurielle et constitue un élément important, voire dominant parmi des ensembles divins complexes, la « Mère » semble à la fois universelle (nourricière et protectrice dans la plupart des cas), intemporelle (car sans généalogie) et anonyme, mais pour être renommée: son appropriation multiple et successive permet de lui attribuer au cours des âges noms et fonctions. Ce concept de la Mère, chez une humanité antique et polythéiste, a été compris sous l’angle de l’ « autorité matronale », mais aussi, et c’est la partie qui nous intéresse, par le fait qu’il nous renvoie à la maternité et à la filiation.

Le culte de cette Mère archaïque d’avant le Christianisme s’est poursuivi dans le monde romain jusqu’au IIIème siècle ap. J-C environ, et il était le fait d’une grande ferveur populaire. Ainsi, malgré une baisse de l’intensité de la piété à destination de cette divinité féminine, et cela au profit de la croyance chrétienne, les prêtres (chrétiens) ont dû, pour des raisons de sens, s’opposer à l’antique croyance car, dans la mythologie phrygienne, la « Mère » est divine, puissante et désireuse de son fils Attis, dont la naissance miraculeuse est toujours avérée. Or Marie, du peuple juif et mère humaine du Christ ne peut en aucun cas ni être déesse, ni aussi puissante et vénérée que son Fils, ni avoir du désir pour Celui qu’elle a accepté de porter et de servir.

Marie à une importance toute particulière car son histoire nous conduit à Dieu. Mais l’intéressant ici à constater est dans cette « répétition » pendant des siècles d’une « …médiatrice entre le monde céleste et le monde terrestre… ». Dans son ouvrage « Réponse à Job » (1952), et bien qu’il s’adresse plutôt au discours catholique, C. G. Jung écrit que la perception de Marie par les chrétiens satisfait « aux besoins de l’archétype », signifiant par là, selon une lecture psychanalytique et non-chrétienne, que le propos mariologique traduit « un archétype majeur de l’inconscient collectif ».

Tout cela ne nous permet pas pour autant d’être aisément précise quant au lien a déterminer entre une telle entité féminine, au sein d’un panthéon, dans la région méditerranéenne proche-orientale où les noms de femmes restent malgré tout assez nombreux, et la Vierge Marie.

Qu’il s’agisse de Gaia la première déesse, la « matière première », ou de Tiamat la babylonienne, la « déesse des premiers temps », en passant par Ishtar, déesse assyro-mésopotamienne de type agraire, qui endosse avec le temps le rôle de « Déesse-Mère », assimilée à toutes les divinités féminines mésopotamiennes. Ishtar, que l’on retrouve peut-être chez les Phéniciens de Tyr sous le nom d’Ashtart, ou à Baalbeck nommée Atargatis, puissante et féconde Déesse-Mère, perçue parfois comme l’épouse du dieu Baal. Sans oublier Baalat (Astarté), vénérée à Byblos pour être la Déesse-Mère, qui prodigue l’amour, la fécondité, la maternité, la fertilité…, ou Elat (Ashtart) de Sidon.

De plus en allant plus loin au sud de cette zone proche-orientale, et parce que les temps sont encore très anciens, nous voulons aussi considérer Isis l’égyptienne. Sœur et femme d’Osiris, dont elle reconstitue le corps après qu’il ait été découpé par leur frère en quatorze morceaux, elle aura de lui un fils appelé Horus. Symbole de la féminité, Isis donne lieu à un culte qui ira bien au-delà des frontières de l’Egypte pour investir le monde grec puis le monde romain. Et il semblerait que ce soit moins les intellectuels de l’époque que la piété populaire qui ait permis la grande diffusion de ce culte. On donnera ainsi a Isis plusieurs noms, comme « la Mère des étoiles » ou « la Procréatrice universelle ».

La force d’impact de cette « super-déesse » – car elle sera évoquée jusque pendant les croisades comme une possible image originelle qui aurait présidé à la création de la Vierge allaitante (Maria lactans) et de celle des Vierges Noire – est telle, semble-t-il, qu’Isis s’intègre à la cosmogonie de populations lettrées, intellectuelles et savantes, qui constitueront les ferments culturels des mondes modernes monothéistes. De ce fait, et au-delà de toutes les divinités déjà citées, elle est peut-être celle à considérer comme la représentation par laquelle la transition serait possible à imaginer, comme l’un des « chaînons manquants » entre des cultes archaïques dédiés à des idoles multiples et un monothéisme, hébraïque d’abord puis christianisé, qui redonne ainsi à une figure féminine essentielle le rôle de Mère du Divin, puis de Mère de l’humanité. Comme la reconnaissance malgré tout de la « puissance symbolique de la Vierge-Mère en tant que figure féminine idéale ». La Vierge à l’Enfant nous apparaît alors comme un point d’orgue réunissant la Mère de Dieu et la Mère des hommes.